Synopsis : Anatolie, 1915. Dans le tumulte de la Première Guerre mondiale, alors que l’armée turque s’attaque aux Arméniens, le jeune forgeron Nazareth Manoogian est séparé de sa femme et ses deux filles. Des années plus tard, rescapé du génocide, Nazareth apprend que ses filles sont toujours en vie. Porté par l’espoir de les retrouver, il se lance dans une quête éperdue, ponctuée de rencontres avec des anges et des démons, du désert de la Mésopotamie aux prairies sauvages du Dakota...
Acteurs : Tahar Rahim, George Georgiou, Akin Gazi, Lara Heller, Numan Acar, Joel Jackshaw, Dustin MacDougall.
Dernier volet d’une trilogie
Le film est sorti en France depuis le début de cette année sous le titre La blessure. Autant préciser d’emblée que la critique hexagonale n’a pas été enthousiaste. Ainsi Positif accorde deux étoiles sur cinq, tandis que la revue antagoniste Cahiers du Cinéma rejoint notamment Critikat, La croix, Le Monde et Les Inrockuptibles pour n’en accorder qu’une. Seules Les fiches du cinéma donnent 4 étoiles à cet "Ultime volet de la trilogie de l’Amour (Head-on), la Mort (De l’autre côté) et le Diable. Fatih Akin peint une fresque historique, digne d’un David Lean, portée par Tahar Rahim".
Ma note reflète l’avis des spectateurs français (3,8/5), mais pas mon enthousiasme. Si celle-ci n’atteint pas les quatre-vingts pour cent, c’est principalement dû à la longueur du film (c’est fréquent chez Akin) qui dépasse les 2h15. Il n’empêche qu’il s’agit d’un de mes coups de coeur de cette année. Sachez aussi que nombre de confrères et amis de la critique cinéma sont très loin de partager mon enthousiasme. Nous avons entendu nos arguments réciproques et nous restons sur nos positions, opposés, divisés !
Un film sur le génocide arménien ?
Le film débute en 1915 alors que nous commémorons le centième anniversaire de ce qu’il faut bien appeler un génocide (pour reprendre l’expression utilisée par le pape François). The Cut n’est cependant pas un film sur le génocide des Arméniens. Certes, celui-ci est présent, mais ce n’est pas l’objet du film qui aurait pu s’appeler "séparation" ou encore "division" (l’étymologie de diable, diabolos). Il est également remarquable que le réalisateur (allemand d’origine turque) et le scénariste américain Mardik Martin (d’origine arménienne) ne soient eux pas divisés sur ce projet, alors même qu’il touche un sujet difficile, quasiment tabou dans leur pays d’origine où le film a peu de chances d’être projeté officiellement. "Touche", au sens précis du terme, comme on peut toucher du doigt une réalité, alors même que le thème central du film est ailleurs : il s’agit de l’itinéraire d’un homme partagé, interprété de façon remarquable par Tahar Rahim qui transcende l’écran, alors même qu’il sera (forcément) silencieux pendant la plus grande partie de ce long métrage.
Séparations, divisions, coupures !
En réalité, le film traite de "coupures", séparations, de divisions (au pluriel) inauguration d’un exode hors de soi, de sa famille, de sa terre natale. Première séparation, celle d’avec la famille. Les militaires ottomans font irruption de nuit à Mardin, dans le sud-est de la Turquie. Là, comme ailleurs, ils vont réquisitionner les hommes pour qu’ils se mettent au service de l’armée impériale... mais en réalité pour devenir des forçats. Enchainés, ils devront participer à la construction de nouvelles routes... en cassant des cailloux. C’est que minoritaires en leur pays ils ont eu le "tort" de s’allier avec les Russes tandis que le gouvernement officiel, lui, s’était associé avec la triple Alliance et donc l’empire allemand. Deuxième séparation, celle d’un peuple, désormais divisé. Mais le focus ne se fera pas sur celle-ci. Il reste sur Nazaret Manoogian, confronté au mal. C’est ainsi qu’il devra assister impuissant à la violence à l’encontre de ses coreligionnaires et même au viol de l’une d’entre elles à quelques mètres de lui (tout comme le "héros" de Good Kill est lui aussi impuissant devant le viol d’une Afghane à des milliers de kilomètres).
Chaplin et le muet
Lorsque, plus tard, ces "esclaves" seront égorgés à la demande des militaires par des villageois réquisitionnés, nous ne pouvons faire abstraction de ces mêmes égorgements dont les médias ont fait état ces dernières semaines. Mais ici encore, une nouvelle séparation : Nazareth ne sera pas égorgé, mais blessé profondément à la gorge. Ce sera désormais la barrière du langage, car mutique, il n’aura plus accès à la parole. Impossible d’échanger autrement que par gestes ou l’écrit avec les autres, dont ses amis. C’est que le conflit prend fin. Les vaincus et exclus d’hier ont changé de camp. Dans les rues, c’est un nouvel exode. Cette fois ce sont les Trucs qui doivent fuir sous les sarcasmes et les pierres des Arméniens. Nazareth aussi est tenté, mais résistera à la tentation de répondre à la violence par la violence. Et lorsque le village a retrouvé son calme, c’est le cinéma d’alors, muet donc, qui réjouira ses habitants, grâce à un film avec Charlie Chaplin. Et pendant ce court-métrage quelques images d’un homme séparé de ses enfants qui ne pourra dire sa détresse que par les gestes du cinéma de l’époque, rappellent à Nazareth sa détresse de la séparation initiale d’avec ses filles dont il n’a qu’un foulard et une photo comme souvenir.
Exodes
C’est un autre itinéraire que celui des "marches de la mort" à travers le désert pour fuir le génocide qui s’ouvre dans la deuxième partie du film. Nazareth va devoir s’éloigner de plus en plus de son pays, fréquenter d’autres lieux pour chercher les traces d’un passage de ses filles. Chaque fois qu’il croira pouvoir s’approcher, elles seront ailleurs, plus loin, signe d’un exode que tant d’Arméniens ont dû accomplir. Lorsqu’il se rendra compte que ses filles auraient pu épouser des coreligionnaires pour pouvoir s’en sortir, mais que les époux pressentis les ont rejetées, la violence le submergera et il s’attaquera à l’un d’eux. Le film se terminera par des retrouvailles pas totalement accomplies. L’une des filles sera à jamais séparée de son père : elle est morte quelques mois plus tôt. Il n’y a plus qu’une tombe. Devant elle, une soeur/fille boiteuse et un père qui aura pu trouver un instant un souffle pour crier le nom d’une de ses filles.
Le film brasse les langues : arménien, arabe, truc, kurde, espagnol et anglais au travers des personnes rencontrées et des pays traversés. Il est éprouvant. Il rappelle à travers le destin d’un homme celui d’un peuple condamné à l’exil et auquel on refuse une mémoire.