Synopsis : Installé au volant de son taxi, Jafar Panahi sillonne les rues animées de Téhéran. Au gré des passagers qui se succèdent et se confient à lui, le réalisateur dresse le portrait de la société iranienne entre rires et émotion.
L’Ours d’or du meilleur film de la 65e Berlinale a été décerné samedi (14/02/15) à "Taxi" du cinéaste iranien dissident Jafar Panahi, sous le coup d’une interdiction de travailler dans son pays et de voyager à l’étranger.
Sa chronique de la société iranienne, à travers les déambulations d’un chauffeur de taxi, a été très applaudie dans un festival réputé sensible au sujets politiques. "Les contraintes obligent souvent les conteurs à faire du meilleur travail mais ces limites peuvent parfois être si oppressantes qu’elles détruisent un projet ou abîment l’âme de l’artiste", a déclaré le président du jury de la Berlinale, le réalisateur américain Darren Aronofsky. (Source : Focus Vif). "Plutôt que de laisser détruire son esprit et d’abandonner, plutôt que de se laisser envahir par la colère et la frustration, Jafar Panahi a écrit une lettre d’amour au cinéma", a-t-il ajouté, estimant que son film était "rempli de l’amour qu’il porte à son art, à sa communauté, à son pays et à son public".
Je croyais que j’allais visionner un documentaire ou un docu-fiction qui aurait un taxi pour cadre. Et s’il y a bien un taxi, c’est tout autre chose que j’ai vu à l’écran !
C’est tout simplement du cinéma, du grand cinéma et un hommage au cinéma.
Le film s’ouvre et se clôture sur un plan fixe avec un véhicule vide. Dans les deux cas, il y aura un personnage qui entre dans le véhicule (mais pas dans le cadre !). Entre les deux, des scènes en intérieur (de taxi) et un film qui m’a souvent fait penser à Abbas Kiarostami et en particulier à Close-Up !
Ce n’est donc pas un documentaire que filme le réalisateur. Très curieusement, celui-ci rend compte du "réel" sans filmer la "réalité" ! Il rend compte de la réalité iranienne tout en la mettant en scène dans l’habitacle d’un taxi, comme les poissons rouges enfermés dans un bocal ! Tout cela a l’apparence, le fond, la forme d’un documentaire, d’un "cinéma du réel" alors que ce n’est pas le cas ! Il y a donc quelque chose de factice et de fictif dans le film qui ne le rend que plus "vrai" !
Il y a des gens qui entrent et qui sortent du véhicule. Nous les voyons comme s’ils étaient filmés "sur le vif", en situation réelle. Et pourtant, nous sommes loin, très loin d’images spontanées et naïves. Jafar Panahi fait oeuvre ici de construction, de déconstruction et de reconstruction.
Sont ainsi mises en scène de "vraies personnes" qui toutes connaissent peu ou prou le réalisateur ou ont été en lien avec lui. Mais au-delà ce ces personnes, il y a une réflexion sur le cinéma (et une mise en abime de celui-ci) et sur la société iranienne : la situation sociale, la politique, la censure (notamment des oeuvres cinématographiques). Plusieurs personnes suivent des cours de cinéma ou connaissent celui-ci. certains vendent même des DVD piratés, y compris des dernières séries américaines ! Mais il y a aussi le cinéma indépendant ou coréen. Il s’agit-là, pour les iraniens, du seul contact possible avec une culture non iranienne, hors de leurs frontières.
Il y a au moins quatre "caméras" qui sont utilisées (ou quatre appareils pour recueillir les image... comme des roses !). L’une est fixe et c’est Jafar (mais peut-être pas uniquement lui ?) qui, en la déplaçant sur son axe de rotation, fait varier celui de la vision. Mais il y a aussi une autre caméra - moins fixe - dans le taxi et qui ne semble pas prise en mains par le réalisateur ! S’y ajoutent le smartphone de Jafar et l’appareil photo numérique de sa nièce !
La caméra fixe du plan d’ouverture est en attente de scénario. Celui-ci débutera avec l’entrée de Jafar qui devient donc taximan pour les besoins du film. Mise en "scène", théâtralisation : ce chauffeur de taxi frise les records d’incompétence et pourrait concourir dans une émission de caméra cachée. En tout cas la caméra va désormais filmer les situations qui se présentent à elle. Si elles ont toutes les apparences de la spontanéité, il n’en est rien. C’est que nous découvrons derrière celles-ci une véritable construction cinématographique. Il y a un vrai scénario, il y a des événements à mettre en scène d’une part et qu’il faudra reconstruire grâce à un montage de génie !
Ces événements se focalisent pour chaque scène sur une ou deux personnes (la plupart du temps) en interaction avec Jafar Panahi. Qu’il y ait quelque chose de "vrai" au départ (au sens de "historique") est second voire secondaire. Ce qui est important, c’est à la fois le discours où les échanges : les paroles qui peuvent conduire au débat ou à la réflexion. Ainsi sur le caractère exemplaire et éducatif de la peine de mort avec, dans le fond (et à l’arrière du taxi) l’intervention d’une femme, institutrice, dont le discours n’a pas de poids pour son interlocuteur. Aussi un trafiquant de DVD : "je peux même vous avoir des rushes de films en cours de tournage" qui connait les films et séries d’exploitation mais aussi le cinéma d’auteur. Son commerce illicite permet de faire entrer en Iran des films tout aussi illicites aux yeux du pouvoir. Deux dames âgés voudront vivre un retour à l’origine pour sauver des poissons rouges... mais également leur "vie". Autre rencontre : la nièce du réalisateur qui tourne un film qui doit correspondre aux critères normatifs du pouvoir, critères qu’elle égrène pour son oncle. Occasion pour la petite d’engranger les images d’un autre tournage, amateur celui-là : il s’agit d’un mariage filmé par un proche des époux. Enfin, la rencontre d’une avocate qui a, comme Jafar Panahi, été confrontée au régime.
Le film se termine par une scène qui est un miroir de celle d’entrée... sauf qu’il y a ici effraction et vol d’une caméra... dont la carte mémoire est introuvable... Mais nous voyons l’image bousculée par ce vol (et disparaître... sauf le son !). Dès lors il s’agit là aussi d’une mise en scène puisque ce film à été monté à partir d’images de cette caméra (et d’autres).
Taxi Téhéran témoigne de la volonté de Jafar Panahi de continuer à filmer et réaliser. Il a été emprisonné, enfermé dans une cellule, condamné au silence. Ici, il s’enferme dans le petit habitacle d’un taxi pour faire résonner sa parole dans le monde entier (et Berlin est un fameux porte-voix !). Ce long-métrage, interdit par la censure iranienne, est une réflexion lucide et sans violence sur la société et la marge de liberté des artistes. Il est aussi une réflexion (au double sens du mot) sur le cinéma et sur la mise en scène. Car c’est par le biais d’une véritable mise en scène au cordeau que la fiction permet de rendre compte de la réalité. Le générique est absent (interdit en fait par les censeurs puisque le film ne respecte par la loi ni la censure). Impossible donc de savoir si nous avons affaire à des acteurs (non) professionnels et/ou de simples citoyens qui "jouent" un rôle ou rejouent certaines situations.
Il faut se laisser porter par le film, se laisser séduire par lui, par son réalisateur. Ce que nous entendons et voyons doit être transmis. Cela concerne l’Iran, les iraniens, la société iranienne mais également tout cinéphile et tout citoyen du monde.
On pourra lire en complément avec profit ce qu’un de mes amis en écrit (Nicolas Gilson sur le site Un grand moment)...