Genre : Comédie dramatique
Durée : 139’
Acteurs : Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Yuriy Borisov, Karren Karagulian...
Synopsis :
Anora, une jeune travailleuse du sexe de Brooklyn, a la chance de vivre une histoire à la Cendrillon lorsqu’elle rencontre le fils d’un oligarque et l’épouse impulsivement. Lorsque la nouvelle parvient en Russie, son conte de fées est menacé car les parents du fils partent pour New York afin de faire annuler le mariage.
La critique de Julien
Et si "Anora" permettait enfin au cinéaste américain Sean Baker de rencontrer le succès qu’il mérite depuis toutes ces années ? Un seul constat : sur ses huit réalisations (dont une coréalisation), seule "The Florida Projet" (2017) a obtenu chez nous un distributeur. C’est pour dire combien la visibilité ne lui a été rendue malgré la qualité de ses métrages. Pourtant, son cinquième film "Tangerine" a remporté le Prix du Jury au Festival du cinéma américain de Deauville en 2015, tandis que son avant-dernier métrage, "Red Rocket", avec Simon Rex en vedette, avait quant lui été présenté en compétition à ce même festival, où il avait remporté une nouvelle fois le Prix du Jury, ainsi que celui de la critique. Mais la consécration a bien eu lieu cette année-ci, au Festival de Cannes, où "Anora" a été présenté en Sélection officielle en compétition, remportant la prestigieuse Palme d’Or. Pour les détails, cela n’était plus arrivé à un film américain depuis "The Tree of Life" (Terrence Malick, 2011), tandis que pour son distributeur américain Néon, il s’agit là de sa cinquième Palme d’Or consécutive, laquelle devrait donc lui ouvrir bien des portes. Et l’engouement du public semble confirmer cela. Présenté la semaine dernière sur un parc de seulement 6 salles aux États-Unis (histoire de prendre la température avant d’étendre petit à petit sa distribution), le film a rapporté un peu plus d’un demi-million de dollars de recette, réalisant la 42ème meilleure moyenne d’ouverture de l’Histoire. Et cela est d’autant plus fou que le film ne profite pas d’une tête d’affiche connue. Mais cela devrait changer...
Dans cette comédie dramatique aux apparences de conte de fées, Sean Baker y filme l’existence d’un marginal (comme souvent dans son cinéma), campé ici par Anora "Ani" Mikheeva, une jeune prostituée de Brooklyn, mais ne se définissant pas comme tel, et travaillant comme strip-teaseuse dans un club du quartier russophone de Brighton Beach. Bien que douée, Ani cherche pourtant une issue. Seule strip-teaseuse de son club à parler le russe, son patron lui présentera alors Ivan "Vanya" Zakharov (Mark Eydelshteyn, parfait dans son rôle de lâche gamin pourri gâté), le fils dissolu et immature d’un riche oligarque russe, lequel séjourne aux États-Unis pour y étudier, tout en préférant dilapider l’argent de ses riches parents restés en Russie. Mais alors que ce dernier l’engagera pour plusieurs rencontres sexuelles à domicile, Anora et Vanya s’attacheront l’un à l’autre, et tomberont mutuellement - de prime abord - amoureux, quitte à s’envoler pour une vraie folie (à deux !) à Las Vegas. Mais la nouvelle parviendra rapidement aux oreilles des parents de son jeune mari, bien décidés à annuler ce contrat, avec l’aide de leurs hommes de main présents sur place, ayant cependant manqué de vigilance...
Explosif et imprévisible, tels sont les adjectifs qui nous sont venus à l’esprit en sortant de cette séance. Bâtie sur la célèbre formule du "rêve américain" selon laquelle quiconque aux États-Unis y deviendrait prospère par son courage et sa détermination, cette comédie dramatique se vit avec toute la fougue, la ténacité, la domination et le fort tempérament de son héroïne, Ani, et cela ici face à l’impuissance masculine. Et l’actrice Mikey Madison, obtenant ici pour la première fois de sa carrière le haut de l’affiche [1], brille de mille feux, bien qu’elle n’arbore pas de robes de princesse, mais davantage de strings. Or, ce n’est pas pour autant que son personnage mérite d’être méprisé tel qu’il le sera ici. Et Sean Baker n’y va pas de mainmorte pour offrir toute la place à l’écran que mérite ce personnage effronté et haut en couleur. L’actrice livre d’ailleurs ici une interprétation au diapason, passant par toutes les émotions, jusqu’à nous toucher au plus haut point lors d’un final où son personnage se retrouve véritablement mis à nu, découvrant alors l’amour du prince charmant de là où il ne l’attendait pas (et nous non plus !), tout en ne sachant pas comment l’appréhender, celui-là (le vrai !), et cela d’autant plus après l’épisode qu’il vient de vivre. Or, Sean Baker fait vivre ici une... montagne russe à Ani. Et c’est peu de le dire !
"Anora" met dès lors en scène une romance naïve, idéaliste, et pourtant si forte pour ses deux jeunes personnages, lesquels, chacun de leur côté, espère fuir une réalité qui les dépasse, une condition dont ils sont, quelque part, prisonniers. Rythmé par une bande originale pop au sein de laquelle le remix par Robin Schulz du titre "Greatest Day" (2023) de Take That y résonne, au même titre - bien vu ! - que le fameux "All the Things She Said" (2002) du groupe russe t.A.T.u., le film s’avère être un enthousiasmant bijou de candeur, d’insouciance, avant de prendre une tout autre voie, aussi folle qu’un mariage célébré sur un coup de tête à Las Vegas. Car si l’on se doutait que les beaux instants de vie commune d’Anora et Vanya n’allaient pas perdurer dans le temps (en témoigne la promotion du film, vendant la mèche), Sean Baker, avec un certain aplomb, transforme cette idylle en un véritable et irrésistible foutoir aussi burlesque que grave (vis-à-vis des comportements masculins), et dans lequel ses personnages se retrouveront à courir au travers de Manhattan (et pas que). D’imprévisibilité, "Anora" n’en manque donc pas ! Sean Baker déjoue dès lors ici nos attentes, et entretient une certaine tension tout le long de la chute qu’il filme, au sein de péripéties en cascade où tout peut finalement arriver, mais sans pour autant que ça n’arrive...
Oui, "Anora" manque certainement d’un climax, d’une scène qui fait la différence, d’autant que certaines situations sont inutilement tirées en longueur, voire répétitives. Le film garde dès lors les gants, bien qu’il ne manque pas de culot, d’ailleurs aidé par une mise en scène fraîche, bling-bling, superficielle, et pourtant tellement profonde à la fois. On rigole donc de bon cœur, ici, face à l’impétuosité, face au cynisme de certains quiproquos dans lesquels se retrouve ici tout ce beau monde, mais on se retrouve surtout ému, à la fin du grand huit, étant donné sa puissance émotionnelle désarmante. Car si l’un des talons de cette Cendrillon des temps modernes s’est brisé, celui qui lui reste devrait lui permettre de retrouver l’équilibre, et de retomber sur ses pieds, et de repartir ainsi de plus belle, et la plus belle...