Genre : Comédie dramatique, thriller, film musical
Durée : 138’
Acteurs : Karla Sofía Gascón, Zoe Saldaña, Selena Gomez, Adriana Paz, Edgar Ramírez, Mark Ivanir...
Synopsis :
Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.
La critique de Julien
Bingo ! Après son triomphe au dernier Festival de Cannes où il a raflé les prix de Jury et d’interprétation féminine partagé pour ses quatre actrices principales, "Émilia Pérez" de Jacques Audiard débarque enfin dans nos salles, soit une semaine après sa sortie en France. Et c’est un « ouf » de soulagement, tant on attendait de pied ferme le dixième long métrage de Jacques Audiard, précédé d’une exceptionnelle réputation, lequel était venu - d’après certain(e)s critique(s) cinéma - réveiller à Cannes une Sélection officielle en compétition encore sans véritable éclat lorsque ce dernier avait été présenté. Et c’est peu dire, tant cet "Émilia Pérez" ne ressemble à aucun autre film vu, lequel est une étonnante comédie musicale mettant en scène Rita Moro Castro (Zoe Saldaña), une avocate spécialisée - malgré elle - dans la défense de criminels, alors contactée par Manitas del Monte (Karla Sofía Gascón), soit un chef de cartel mexicain et père de famille, et cela afin de l’aider à réaliser son seul désir, soit celui de devenir une femme. Rita acceptera dès lors cette mission, dont le seul risque (la concernant) est de devenir riche. Pour Manitas, par contre, il lui faudra tirer un trait sur son passé...
Vous n’êtes pas prêts ! Et pourtant, qu’est-ce qu’on a besoin de film comme celui-ci ! Et même s’il a lui-même du mal avec l’appellation "comédie musicale", Jacques Audiard en a bien réalisé une. Et quelle comédie musicale ! "Émilia Pérez", c’est une bouffée d’air frais, un film de renverse et qui secoue les codes, et cela non pas seulement pour impacter le septième art, mais aussi la société, tant ses sujets sont criants d’actualité, de nécessité, de changement, de tolérance. C’est un film qui ose un mélange improbable au service d’une histoire qui l’est sans doute encore plus, mais ô combien généreuse et progressiste, et, de fait, politique. Alors certes, s’il faut accepter dès le départ qu’il s’agisse là d’une comédie musicale pour en apprécier tous ses bienfaits, "Émilia Pérez" est, au-delà de sa mise en scène, une œuvre de cinéma qui mérite amplement le déplacement en salles.
Tourné majoritairement en studio, à Paris, et non au Mexique, c’est-à-dire là où se déroulent les principaux événements du film, "Émilia Pérez" est le premier film de Jacques Audiard qu’il a écrit seul, même si son fidèle collaborateur Thomas Bidegain a servi de collaborateur créatif sur ce film. Et si le synopsis de départ du film paraît totalement original, il ne l’est pourtant qu’en partie, étant donné que le personnage-titre du film provient ni plus ni moins d’un chapitre du roman "Écoute" (2018) de Boris Razon, tandis que le scénario du film a été rédigé à partir de ce qui était, à l’origine, destiné à être un livret d’opéra en quatre actes. Quelle... destinée donc que cette histoire rapidement chantée à l’écran, et chorégraphiée par l’influent Damien Jalet, ayant auparavant travaillé sur "Suspiria" (2018) de Luca Guadagnino. Et le résultat est d’autant plus surprenant qu’il est harmonieux et parfaitement en phase avec les propos du film, lequel nous parle donc de vérité personnelle, de transidentité, de rédemption, ou encore de violences faites aux femmes, le tout en s’inscrivant dans un film de genre, étant donné que l’intrigue se déroule dans le milieu ultra violent du trafic de drogues. Une chose est certaine, "Émilia Pérez n’est jamais dans la norme, et c’est ce qui en fait son charme absolu, et l’une de ses différences.
Récompensé pour son casting féminin à Cannes, il faut dire ses actrices y sont exceptionnelles, à commencer par Zoe Saldaña, qui trouve là ce que l’on considère comme son meilleur et plus beau rôle. Jacques Audiard a bien fait d’attendre l’actrice américano-dominicaine, habitée aux blockbusters de l’écurie Marvel, ou encore à l’univers d’Avatar de James Cameron. Épatante, Zoe Saldaña tombe le masque et s’abandonne comme jamais dans la peau d’une avocate surexploitée, travaillant dans l’ombre d’un métier masculin, au Mexique, laquelle connaîtra ici une amitié hors frontières avec celui qui fut l’un des pires chefs de cartel mexicain, avant de devenir la femme qu’il a toujours rêvée être, et cela peu en importe le prix, et le danger. Zoe Saldaña chante, danse, craque, aime, dénonce et met un coup de pied aux fesses aux stéréotypes et préjugés, à la corruption qui sévit dans son monde, tout en étant elle-même coincée dedans. Autant dire que l’actrice mériterait d’être au moins nominée à l’Oscar de la meilleure actrice, en espérant d’abord que le film connaisse le succès lors de sa sortie - limitée - en salles aux États-Unis le 1er novembre prochain, avant d’être diffusé là-bas sur Netflix, douze jours plus tard. Zoe Saldaña est merveilleux et magnifique, et prouve toute la panoplie de ses talents d’actrice. Mais elle n’est pas la seule à briller face caméra, étant donné la prestation de la sublime actrice espagnole Karla Sofía Gascón, soit la première personne trans à recevoir un prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes ! Oui, "Émilia Pérez" écrit l’Histoire ! Ayant entamé en 2018, c’est-à-dire à 46 ans, une transition de genre, l’actrice offre ici énormément à Jacques Audiard, laquelle rejoue, quelque part, sa transformation, étant donné que l’actrice est grimée au début du film en un homme. Or, il faut le faire, soit revivre sans doute le traumatisme qu’est de ne pas être aligné avec son apparence extérieure et son identité intérieure. Or, quel beau message que celui du film que de s’accepter soi-même, et de franchir, coûte que coûte, le pas. Selena Gomez et l’actrice mexicaine Adriana Paz confirment alors la grande forme de ce quatuor d’actrices phénoménales, les yeux rivés vers l’audace et l’amour de soi-même, pour mieux alors aider autrui...
Alors certes, on pourrait pinailler entre le trop grand écart psychologique entre Manitas del Monte et Émilia Pérez, passant ainsi - en quatre ans - d’un assassin à celui d’une femme voulant faire le bien, quitte à déterrer les victimes des cartels et criminels, et réparer ainsi ses erreurs. Mais la rédemption est bien ici au cœur du film, tandis que le mal vécu par le personnage-titre se traduisait notamment par celui qu’il faisait subir à autrui, ainsi qu’à la nécessité d’assouvir sa dominance, et d’obtenir le respect dans le milieu de la drogue. Mais il s’agit bien là d’une fiction, en témoigne son issue, belle et tragique, qui n’aurait pas pu être différente (malgré certains non-choix) ! Or, la repentance est belle dans "Émilia Pérez", et se ressent par la toute aussi belle sérénité qui se dégage du jeu de Karla Sofía Gascón. Aussi, Jacques Audiard, qui réalise ici un film de studio, frôle parfois le ridicule lorsqu’il recrée des décors naturels en studio, comme ceux présumés de la Suisse, au bord du Lac Léman. Cependant, cela lui permet aussi d’avoir une grande mainmise sur sa manière de filmer ses actrices, lequel s’octroie d’ailleurs ici de jolis mouvements de caméra, surtout dans les scènes chantées. Et d’ailleurs, parlons-en de la bande originale du film, composé subtilement par Clément Ducol, tandis que c’est la chanteuse française Camille qui a écrit l’entièreté des chansons, et cela avec l’aide d’un traducteur mexicain, après les avoir interprétées pour la démo. Riches de sens et d’urgence, ces chansons, en plus d’être profondes, sont agréables et dynamiques, et terriblement émouvantes. Notre seul regret serait alors que cette bande originale ne soit toujours pas disponible à l’écoute nous concernant, laquelle devrait sans doute pointer le bout de son nez en parallèle de sa sortie outre-Atlantique, histoire de maximiser l’impact promotionnel du film, parlé et chanté dans l’une des langues les plus pratiquées au monde.
Déjà vu à deux reprises depuis sa sortie ce 28 août dernier, "Émilia Pérez" transcende tout ce qu’il entreprend, lequel est un film inédit, qui désarçonne positivement autant qui s’ouvre au monde. Et on espère que le public répondra présent à cette proposition de cinéma de Jacques Audiard, lui qui, à 72 ans, prend toujours des risques, au service d’un cinéma qui (dé)coiffe au poteau le cinéma lambda, avec son harmonie hybride des genres, et une écriture percutante, significative, inattendue. Et plus encore, c’est un film transgenre qui ouvre des portes, pour que plus jamais elles ne se referment, et pour que des millions de personnes qui ne se sentent pas en accord avec elle-même n’aient plus à avoir peur d’être elles-mêmes, et qu’elles soient acceptées pour ce qui se doit être une normalité ! Fort ! Alors oui, un film français, mais surtout universel, et cela dans toute son universalité, et diversité !