Genre : Drame
Durée : 152’
Acteurs : Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado-Graner, Antoine Reinartz, Samuel Theis, Jehnny Beth, Saadia Bentaïeb...
Synopsis :
Sandra, Samuel et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel, vivent depuis un an loin de tout, à la montagne. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ? Un an plus tard, Daniel assiste au procès de sa mère, véritable dissection du couple.
La critique de Julien
Auréolé de la Palme d’Or du dernier Festival de Cannes, "Anatomie d’une Chute" de Justine Triet dissèque les causes du décès de Samuel (Samuel Theis), un père de famille professeur, et auteur à ses heures perdues, lequel n’a jamais pu terminer son premier roman sur lequel il travaillait depuis de nombreuses années, alors que son épouse, Sandra (Sandra Hüller), elle, est devenue une écrivaine à succès, tout en s’inspirant d’ailleurs de son récit inabouti. Tandis qu’il souffre de culpabilité suite à l’accident qu’a subi leur fils Daniel (Milo Machado-Graner), devenu malvoyant à la suite de celui-ci, et qu’il reproche à son épouse de ne pas avoir de temps pour lui alors qu’il s’est donné pour objectif de retaper - seul - un chalet à la montagne, Samuel sera retrouvé mort, immobile dans la neige. Si tout semble indiquer qu’il est tombé depuis un balcon, un traumatisme crânien, survenu avant la chute, fera rapidement pencher les soupçons de meurtre sur son épouse. Commencera dès lors, un an plus tard, son procès. Sauf que faute de témoins directs et de preuves (physiques et matérielles), c’est sur la vie du couple que se penchera la justice, pour y trouver des réponses. Or, celle-ci fera dès lors de leur fils - s’il ne voit pas comme il faut, entend par contre très bien - un témoin, qui, lorsqu’il ne témoignera pas, écoutera des vérités auxquelles il ne s’était pas préparé...
Écrit par Justine Triet ("Victoria", "Sibyl") et son compagnon Arthur Harari ("Onoda - 10000 Nuits dans la Jungle", "Anatomie d’une Chute" plonge dans les méandres d’un couple au crépuscule de son existence ; d’un couple qui s’aime à sa manière, d’un couple qui avance malgré les rancœurs, les remords et les jalousies, malgré les tromperies, les incompréhensions mutuelles, alors que n’en demeure pourtant aujourd’hui que l’épouse, suspectée d’avoir tué son mari, tandis qu’un témoignage audio, mais aussi celui d’un psychothérapeute et d’une critique littéraire enfoncera le clou quant à sa culpabilité, très floue dans cette affaire, bien qu’elle ne cessera de rejeter les accusations à son égard. Or, pour le Jury et les médias, tout laisse à croire qu’elle serait la parfaite coupable, le "monstre castrateur" idéal, elle qui a toujours fait regretter à sa moitié d’avoir quitté Londres pour vivre dans un chalet isolé en Savoie, d’où Samuel est originaire, et cela afin de pallier des problèmes d’argent. Sauf que cette situation n’a engendré entre eux que distance et frustration. Ce sera dès lors au travers de cette étrange histoire de couple tempétueuse, et décortiquée de manière extrapolée, que la justice tentera d’éclaircir ses zones d’ombre. Mais peut-on seulement se fier sur des faits antérieurs à cette chute et à des éléments - sans doutes réels mais - improbants, alors que les causes de celle-ci pourraient être dues à une bien plus longue et lente chute personnelle ?
Film de procès soutenu et immersif, "Anatomie d’une Chute" questionne dès lors les limites de la justice lorsqu’elle manque d’arguments directs, lorsqu’elle se repose sur des hypothèses ou la science, sur des explications douteuses, et qui plus est tantôt claires, puis contradictoires, car déformées en fonction des émotions de ceux et celles qui sont interrogés, alors que la vérité n’appartient finalement qu’à celles et ceux qui ont vécu la situation, au centre de tous les intérêts, sans qu’autrui ne puisse jamais en avoir ainsi une vision véridique. Le film montre aussi le combat pour la dignité des accusés, sur qui repose la présomption d’innocence tant que la preuve de culpabilité n’a pas été établie de manière irréfutable. Aussi, comment bien pouvoir prouver le contraire de tout ce qu’on reproche à un suspect quand l’avocat général semble (Antoine Reinartz) se positionner, sans conteste, à l’encontre de celui-ci ? Car Sandra aimait son époux, et réciproquement, même si sa manière de le montrer, et de vivre mutuellement au quotidien leur amour ne plaint pas, ou n’entre pas dans les mœurs collectives, ni dans les standards de la vie d’un couple, ce qui, dès lors, met la puce à l’oreille d’une justice trop appuyée, moralisatrice, ne se penchant pas toujours sur les faits, ou cherchant à bousculer pour provoquer, sans qu’il n’y ait pourtant toujours pertinence...
Justine Triet filme dès lors ce procès en le nourrissant de cinéma, notamment à l’aide d’un flash-back vécu en pleine audience, parallèlement à sa diffusion au tribunal (lequel n’a dès lors que le son), mais également de plans vifs et imaginés, greffés ainsi au montage, tels qu’on - et que Daniel - pourrait se faire de la réalité des faits au fur et à mesure de l’affaire et des arguments avancés, et cela souvent à la défaveur de l’accusée. Des mouvements de caméra reflètent quant à eux tout l’aspect étouffant de celle-ci, où même le chien guide (Snoop, ayant remporté la Palme Dog) aura son rôle à jouer. Inspiré de faits divers documentaires criminels ainsi que par l’affaire Amanda Knox, "Anatomie d’une Chute" s’avère également très épuré en termes de musique, mais également très marqué, dans le sens que ses seuls morceaux s’entrechoquent ici, au regard du quotidien parfois brutal des mariés. Alors que leur fils joue du piano ("Asturias" d’Isaac Albéniz et le prélude no 4 en mi mineur de Frédéric Chopin), c’est bien ici le titre "P.I.M.P" (littéralement "Proxénète") du rappeur 50 Cent et ses steeldrums qui raisonnent dans le chalet, alors que Samuel monte volontairement le volume pendant qu’il travaille, et cela afin que Sandra ne puisse poursuivre son interview avec une charmante journaliste (Camille Rutherford). Sauf que Sandra n’empêchera pas non plus son mari... Or, c’est finalement par ces réactions de couple, ses soumissions et non-dits, ses divergences que le film de Justine Triet souligne toute la complexité des relations humaines, ici au sein d’un mariage, fragmenté, blessé, et porté par la fantastique et impénétrable actrice allemande Sandra Hüller, pour la seconde fois devant la caméra de la réalisatrice et scénariste après son précédent film, "Sibyl" (2019).
Parsemé de passionnants dialogues, et joué au cordeau par un casting troublé et troubleur, "Anatomie d’une Chute" pouvait alors effrayer par sa durée. Pourtant, celle-ci ne se ressent pas, étant donné la tension et les doutes qui planent constamment sur cette plaidoirie, sans que ses conséquences ne se dissipent finalement jamais, même à son issue. Comment dès lors se reconstruire après une telle épreuve ? Comment, en cas de gain, se refaire une image, et regagner la confiance de l’individu, de la société ? Que et qui croire quand on est un jeune gamin ? Pourquoi faut-il forcément se positionner, tiraillé, en faveur de l’un ou l’autre ? Ne faudrait-il pas davantage se questionner sur le "pourquoi s’est arrivé ?" - alors que des preuves à ce sujet subsistent - plutôt que d’essayer de forcément trouver, en vain, un quelconque coupable ? Voilà tant et tant d’interprétations et de sujets qu’ouvre ce film dense et troublant, qui épie son personnage principal et tente de le pousser à avouer, pour autant qu’il y ait matière à cela, et circonstances.
On ressort dès lors comme hanté par ce thriller psychologique, lequel laisse sans voix, étant donné une justice qui tente de se mettre à la place de la victime plutôt que d’essayer de la comprendre, et ainsi de remettre la faute sur un soi-disant coupable, envers qui les perplexités l’emportent sur ses alibis, lequel a bien joué un rôle dans ladite disparition tragique, ou criminelle... Mais sans jamais juger ses personnages, "Anatomie d’une Chute" laisse pourtant libre recours à notre imagination, à des sous-entendus, bien qu’il mette, en quelque sorte, un terme à cette histoire, elle qui nous habite pourtant longtemps après la fin du générique, au même titre qu’elle habitera longtemps ses victimes...