Genre : Drame
Durée : 160’
Acteurs : Tomasz Zietek, Agnieszka Grochowska, Tomasz Kot, Robert Wieckiewicz, Jacek Braciak, Aleksandra Konieczna...
Synopsis :
En 1983, la Pologne communiste est secouée par l’affaire du lycéen Grzegorz Przemyk, battu à mort par la police. Le seul témoin du passage à tabac devient l’ennemi numéro un de l’État.
La critique de Julien
S’il y a bien une sortie actuellement à ne pas rater au cinéma, c’est bien celle de "Leave no Traces" ("Varsovie 83, une Affaire d’État" en France). Présenté à la Mostra de Venise l’année dernière, ce drame revient sur une terrible histoire de machination politique et de procès accablant autour de la mort du jeune étudiant Grzegorz Przemyk, en 1983, à Varsovie. Fils d’une poétesse et militante anticommuniste proche de la fédération de syndicats Solidarnosc, ce dernier fêtait simplement, place du Château à Varsovie, la fin des premières épreuves du bac avec ses amis. Mais parce qu’il n’avait pas voulu montrer ses papiers d’identité, Grzegorz s’est vu emmené au poste police par la Milice citoyenne le 12 mai 1983, où trois policiers l’ont brutalisé, à mort, malgré la suspension de la loi martiale le 31 décembre 1982 (avant d’être définitivement annulée le 22 juillet 1983), elle qui fut décrétée le 13 décembre 1981 par le général Wojciech Jaruzelski, lors de sa prise de pouvoir, visant ainsi à faire taire l’activité politique des opposants à son régime totalitaire.
Librement inspiré du livre-enquête "Leave No Traces : The Case of Grzegorz Przemyk" du journaliste Cezary Łazarewicz paru en 2016, ce drame passionnant nous montre comment ledit régime a tenté, par tous les moyens, d’empêcher la tenue d’un procès équitable. C’est d’ailleurs en découvrant le bouquin de Łazarewicz que le cinéaste polonais Jan P. Matuszynski a été choqué par la ressemblance de cette affaire à tant d’autres contemporaines, au regard du cas récent du meurtre de George Floyd, décédé lors de son arrestation par la police le 25 mai 2020 à Minneapolis, lui qui fut tué par l’officier de police Derek Chauvin, reconnu coupable de meurtre, et condamné à 22,5 ans de prison. Or, toutes les mémoires des victimes de violence policières ne sont malheureusement pas honorées judiciairement à juste titre, surtout au cours de l’Histoire, et même malgré la présence d’un témoin, comme c’est le cas ici avec un ami de la victime, Jurek (Cezary dans la réalité, dont le nom a été modifié pour diverses raisons par les producteurs), qui sera alors pris pour cible par le gouvernement polonais pendant l’ère de la loi martiale, lequel se verra discrédité, menacé, brisé, intimidé pour se taire ou changer sa déposition, afin que les pions du pouvoir en place puisse accabler quelqu’un d’autre, peu importe les horribles manières d’y arriver (faux aveux, illégalité, etc.), et qu’on innocente dès lors les forces de l’ordre...
Après son premier long métrage "The Last Family" (2016), lequel était un portrait du peintre Zdzisław Beksiński à travers l’histoire de sa famille, Jan P. Matuszynski parvient à mettre en scène une histoire absolument essentielle, de laquelle il est impossible de détourner du regard, tant ce qu’elle raconte est révoltant. Malgré ses deux heures et quarante minutes, ce film est mené tambour-battant par le cinéma précis, ficelé, chirurgical et engagé du réalisateur polonais, lequel, par sa démarche de mise en lumière de cette affaire d’Etat (de laquelle il n’oublie rien), souhaite que cela ne se répète plus. Malgré la densité et la quantité considérable de faits détaillés du livre de Cezary Łazarewicz, Jan P. Matuszynski a réussi à en capturer le cœur, autour de plusieurs niveaux narratifs, n’intervenant de plus pas forcément les uns avec les autres. Alors certes, le film se disperse parfois, mais il retombe tout le temps sur ses pattes. Car ce multiple excès d’abus de pouvoir a concerné une multitude d’individus, de près ou du loin, tout cela afin d’étouffer la culpabilité du régime communiste - à plusieurs facettes - de Jaruzelski. Le réalisateur, fasciné par cette histoire et ce qu’elle nous dit, nous montre traduit dès lors, sans moraliser, comment il a été interpellé par la perversité de l’affaire Przemyk, et de son camouflage par le régime du général Wojciech Jaruzelski. D’ailleurs, à cet égard, Matuszynski combat une fois de plus l’idée commune de ne pas se fier aux gros titres, alors que les médias sont de mèche avec la politique, faisant ainsi avaler tout et n’importe quoi à l’électorat, à cette époque et aujourd’hui encore... Enfin, le film questionne le concept de la vérité et de la perception qu’on en a, elle qui est dès lors malléable, notamment en fonction des motivations différentes de chacun...
Tourné en 16mm, "Leave no Traces" (titre dont on comprendra ici toute la signification) bénéficie également d’une reconstitution magistrale, bien que classique, tout en étant porté par des acteurs au jeu appliqué, servant des personnages complexes, portant en eux tout le poids de leur situation, et des idées opposées qu’ils défendent. Jan P. Matuszynski et sa scénariste Agnieszka Grochowska construisent également un récit aux dialogues ciselés, et qui résonnent longtemps en nous, étant donné leur pertinence et effroyable vérité. Or, quand on sait que le jeune réalisateur polonais n’était pas né aux moments des faits (il est né en 1984), on se dit qu’on a affaire là à un immense travail de réalisation au service d’une histoire qui, si elle n’a pas trouvé totalement justice dans la vraie vie, la trouve ici en partie au travers de ce film qui se doit d’être vu. Faut-il encore accepter de se plonger dans ce long film, assez linéaire, et qui manque parfois d’émotion, et de clarté. Mais "Leave no Traces" est définitivement une œuvre qui fait partie de celles qu’on ne regrette pas d’avoir vu, et qui servent véritablement à quelque chose.