Synopsis : Srebrenica, juillet 1995. Modeste professeure d’anglais, Aida vient d’être réquisitionnée comme interprète auprès des Casques Bleus, stationnés aux abords de la ville. Leur camp est débordé : les habitants viennent y chercher refuge par milliers, terrorisés par l’arrivée imminente de l’armée serbe. Chargée de traduire les consignes et rassurer la foule, Aida est bientôt gagnée par la certitude que le pire est inévitable. Elle décide alors de tout tenter pour sauver son mari et ses deux fils, coincés derrière les grilles du camp.
Acteurs : Jasna Djuricic, Boris Isakovic, Raymond Thiry, Juda Goslinga, Teun Luijkx, Johan Heldenbergh, Reinout Bussemaker, Sol Vinken
Quo vadis, Aïda s’appuie sur une histoire vraie, celle du Massacre de Srebrenica en la présentant par une autre histoire, celle d’une Bosniaque, traductrice pour l’ONU et particulièrement les troupes hollandaises sur place. Le film nous met au plus près d’Aïda dont on ne sait si sont histoire est vraie ou adaptée pour créer un effet dramatique, voire créée pour donner à voir et à entendre. En vérité (!) Jasmila Zbanic filme avec le souci de réalité, c’est parce qu’elle veut rendre compte d’une "Histoire vraie" ! Toutefois, vérité n’est pas synonyme de réalité ! Même si la réalisatrice s’appuie sur des faits qui remontent à peine à vingt-cinq ans, il est plus que probable que certaines des « histoires d’Aïda » qui sont données à voir sont créées pour les besoins du film. Et paradoxalement, même si ce n’est pas (exactement) la réalité cela donne plus de vérité à celui-ci et à son scénario. C’est d’une certaine façon à l’image des récits bibliques et tout particulièrement des Evangiles. De nombreuses histoires et faits qui sont racontés, rapportés, avec toute l’apparence d’un témoignage de type journalistique sont avant tout des constructions théologiques qui si elles ne sont pas "réelles" sont "vraies" au sens symbolique, philosophique et théologique (en tout cas pour ceux et celles qui adhèrent à ce corpus de croyance).
Et donc, au-delà de l’histoire d’Aïda, c’est celle d’un peuple et d’un génocide dont la réalisatrice fait mémoire. Elle l’inscrit dans la réalité géo-politique d’alors en mettant en scène l’ambiguïté des grandes puissances (par la médiation de l’ONU et de la chaine de commandement) et surtout le silence du monde par rapport à un massacre largement prévisible. Le hasard des sorties en salle fait que le film de Jasmila Zbanic sera proposé aux spectateurs quelques jours à peine après l’exode (la fuite ?) d’Afghanistan des Américains et de leurs alliés en fin août 2021. Au moment où nous rédigeons cette critique, nous ne savons pas encore comment cette histoire-là s’écrira, quels drames se concrétiseront dans des bains de sang ! Lorsque l’on voit les images des Bosniaques au abord du camp de l’ONU et qui ne peuvent entrer, l’on voit aussi les images des Afghans autour de l’aéroport de Kaboul ! Lorsque l’on voit certains Bosniaques demander un privilège familial, l’on voit aussi ceux dont la famille est déchirée car il leur est interdit de quitter le pays. Lorsque l’on voit des Serbes entrer dans le camp de l’ONU, l’on pense aux Talibans, autour de l’aéroport de Kaboul, prêts à y entrer !
L’on se dira alors qu’il y a quelques choses d’universel dans la guerre (et d’essentiellement masculin), que l’adage des trois singes "ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire" est toujours d’actualité face aux génocides... Certes la réalisatrice ne donne pas de leçon, elle montre, par le biais d’une vision personnelle, parfois intime, celle d’une femme prise entre le marteau et l’enclume : son rôle d’interprète, son rôle de mère et d’épouse. L’on voit l’interprète à l’œuvre et l’on a apprécié le fait qu’il y ait un temps de latence en ne sous-titrant pas les paroles en bosniaque au moment où elles sont prononcées, mais bien au moment de leur traduction. Hélas, pour une bonne partie du film, l’on ne poursuivra pas dans ce sens et l’on perd un peu de la tension dramatique par cette suspension du temps de compréhension. Mais cela n’enlève rien à la densité du film qui doit beaucoup à ses interprètes, d’autant que ceux-ci n’ont pas nécessairement joué le rôle propre à leur nationalité et/ou religion. Il y a donc un travail de mémoire qui a été fait par différents protagonistes de cette "reconstitution" qui évite l’aspect gore de certaines situations en les mettant hors champ. Un tournage qui fut probablement une occasion de catharsis pour plusieurs des protagonistes (jusqu’aux figurants dont plusieurs centaines furent prisonniers à l’époque !).
Le film doit donc beaucoup à son casting venant de plusieurs pays : Pays-Bas, Belgique, Serbie, Pologne, Roumanie, Croatie, Bosnie où certains, indépendamment de leur passé, de leur culture, se sont mis au service d’un récit pour faire mémoire, pour ne pas oublier, pour "rendre compte" plutôt que de "régler ses comptes". Un film pour ne pas oublier donc, pour pardonner peut-être (impossible à savoir, à dire, à faire ?), un film qui consonne donc étrangement avec l’actualité. Et au-delà des qualités du film et de ses fragilités éventuelles, c’est un film à voir de toute urgence. Une tâche à accomplir pour tout humain·e, pour (ne pas ?) désespérer de la nature humaine pour découvrir l’horreur en acte, la fragilité des institutions, le silence des puissants et des puissances, l’impuissance radicale parfois de nos instruments de paix et de médiation.