Signe(s) particulier(s) :
– premier long métrage du réalisateur britannique d’origine marocaine Fyzal Boulifa, après de nombreux courts métrages, dont "The Curse" (2012), nominé aux Bafta et reparti avec le Prix Illy à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2012.
Résumé : Lynn et Lucy sont meilleures amies et entretiennent une relation aussi intense qu’une romance. Ni l’une ni l’autre ne s’est aventurée loin de là où elles ont grandi. Lynn, qui a épousé son premier petit ami et dont la fille grandit rapidement, est ravie quand la charismatique et volatile Lucy a son premier enfant. Pourtant, cette dernière ne réagit pas comme Lynn s’y attendait. Leur amitié est finalement mise à l’épreuve dans des circonstances extrêmes.
La critique de Julien
Pour ses débuts au long métrage, le jeune cinéaste anglais Fyzal Boulifa épate avec une tragédie sociale très réaliste, se déroulant de nos jours, dans un lotissement ouvrier d’Essex, autour de deux amies d’enfance. La première, Lynn (Roxanne Scrimshaw), mère accomplie depuis ses seize ans, et de grande bonté, vit une relation loin d’être passionnée avec le père de sa fille, Paul (Shaq B. Grant), un soldat récemment blessé en plein entraînement, l’obligeant indirectement à chercher un premier emploi, elle qui n’avait encore jamais travaillé autrement que via son rôle de maman, soit le plus dur travail d’une femme, selon elle. Elle trouvera alors une place d’assistante dans le salon de coiffure de Janelle (Jennifer Lee-Moon), une ancienne lycéenne qui se moquait d’elle, à l’époque, lui prétendant ainsi l’inverse... La seconde, Lucy (Nichola Burley), vient quant à elle de devenir mère, avec Clark (Samson Cox-Vinell), un geek colérique, mais à bien peur que sa maternité n’éteigne sa liberté, elle qui a justement besoin d’attention, ce que ne lui apporte son compagnon... Unies depuis l’adolescence, et autour desquelles une rumeur de relation homosexuelle circule depuis les années "lycée", les deux femmes se serrent alors les coudes au quotidien, toujours présentes l’une pour l’autre. Mais ce (déjà) fragile et morne équilibre social se retrouvera ébranlé du jour au lendemain, étant donné le drame qui viendra frapper Lucy. Très vite, une autre rumeur, et grave cette fois, viendra creuser un fossé entre les deux femmes, bafouée par ce que la société actuelle attend de nous, à l’heure où les médias influencent notre manière d’être, et nos idées, et d’autant plus lorsque l’on est en pleine recherche d’estime de soi...
Tourné au format 4:3 et majoritairement en filmant les visages en gros plan, Fyzal Boulifa nous livre un récit très âpre sur l’analyse de nos réactions en société, ici en situation dramatique, et dans un contexte social difficile, où la psychologie des personnages est mise à rude épreuve. Après une première partie où il introduit ces deux amies, le cinéaste a ici l’intelligence de pointer sa caméra sur Lynn, bien moins établie dans sa peau et socialement que ne l’est Lucy, victime quant à elle (ou non) du drame qui les séparera, à petit feu, et que même des années de soutien mutuel ne pourra sauver, la faute ici à notre société, où l’on nous pousse à se rallier à l’opinion générale plutôt qu’à s’écouter soi-même, et suivre ainsi nos instincts. Mais le mensonge irresponsable, et pourtant involontaire, propre au besoin de tout en chacun de s’accaparer par nécessité l’attention de quelqu’un, a également ici sa part de responsabilité dans la construction d’esprit et du point de vue que Lynn se fera de cette situation, qui la dépasse, et envers laquelle elle n’aimerait se positionner, ce qu’elle fera pourtant, à défaut, se cherchant, mais pas au bon endroit...
Malgré sa durée limitée (à peine nonante minutes d’images), Fyzal Boulifa met en place deux portraits suffisamment bien fouillés bien que celui que Lynn soit ici au centre des attentions, campé par la non-professionnelle Roxanne Scrimshaw, totalement crédible dans son rôle, plus ordinaire que celui de Nichola Burley. Son écriture, claire et limpide, et son jeu troublant nous laissent dès lors bien comprendre tout le poids des terribles sentiments qui la traversent. Quant à l’actrice Burley, son personnage arbore celui d’un être condamné sans avoir même eu la possibilité de se défendre, et encore moins d’être écouté, le choc dramatique et les émotions ne l’aidant évidemment pas dans cette démarche, alors que les spéculations à son égard grandissent déjà.
Certes, il ne s’agit pas là du film le plus lumineux qu’on ait vu, mais il parle très bien de l’être humain en situation extrême, précaire et d’appartenance, dans l’Angleterre post-Brexit, et de ses interprétations (forcées), sans pour autant favoriser le dialogue. Cela prouve tout le talent du jeune metteur en scène Fyzal Boulifa, mais aussi de l’importance de la photographie signée Taina Galis, qui permet ici d’isoler ces actrices, elles qui transcendent leur rôle. C’est un film dur, où la norme bien-pensante communautaire prône sur le reste, et même malgré l’intimidation, le jugement et les non-dits des uns et des autres, pourtant bien présents, depuis de nombreuses années dans le quotidien morose de Lynn, et de Lucy. Or, pour Lynn, le fait de trouver autre part en ces instants douloureux autant de confiance et d’attention qu’elle n’en a jamais eu auparavant, articule davantage son conflit interne et fardeau, au sein de cette amitié détruite par la fatalité (infondée) et ses conséquences.
Avec son premier film, Fyzal Boulifa filme un drame lourd de sens, traduisant un malaise sociétal actuel où notre perception est malmenée, et vécu ici au sein d’une amitié tatouée dans un quotidien fragile, et où l’identité est trouvée par la destruction de l’autre. Intimiste, "Lynn + Lucy" pose plein de questions intéressantes, sans y donner forcément les réponses, nous laissant dès lors interpréter à notre tour cette histoire, et être spectateur de ce que la société peut faire ressortir de pire en nous.