Signe(s) particulier(s) :
– après "Ixcanul" (2015) et "Tremblements" (2019), "La Llorona" boucle la trilogie du réalisateur guatémaltèque Jayro Bustamante, au travers de laquelle il a voulu dénoncer les trois mots les plus discriminants qui soient au Guatemala, c’est-à-dire « Indiens », Homosexuels » et « Communiste » ;
– s’inspire d’une célèbre légende du folklore d’Amérique latine autour d’une femme ("La Llorona" - prononcé "Yorona" - signifie "la Pleureuse" en espagnol) qui aurait jadis noyé ses enfants dans un cours d’eau, alors condamnée à errer éternellement pour les rechercher, et elle qui, dans certaines variantes de cette histoire, pleure alors ses enfants et causerait des malheurs à ceux qui l’entendront, pouvant même aller jusqu’à enlever leurs enfants pour remplacer les siens...
Résumé : La Llorrona : seuls les coupables l’entendent pleurer. Selon la légende, la Llorona est une pleureuse, un fantôme qui cherche ses enfants. Aujourd’hui, elle pleure ceux qui sont morts durant le génocide des indiens mayas. Le général, responsable du massacre mais acquitté, est hanté par une Llorona. Serait-ce Alma, la nouvelle domestique ? Est-elle venue punir celui que la justice n’a pas condamné ?
La critique de Julien
Un an seulement après son précédent film, Jayro Bustamante poursuit et clôt son exploration des tares de la société archaïque de son pays, le Guatemala. Après s’être focalisé sur le sort réservé aux paysans indigènes pratiquant uniquement la langue maya kaqchikel dans "Ixcanul" (2015), et aux homosexuels dans "Tremblements" (2019), le cinéaste bouscule encore un peu plus ici et livre ici un message politique qui renvoie à la négation de son pays et son peuple vis-à-vis de génocides et des génocidaires, sous la peur de Dieu et de l’élite militaire, tandis que le poids et le pouvoir des plus riches et grandes familles du pays ont permis de rayer le passé du pays de sa ligne du temps, en remontant jusqu’à la justice, bafouée. En jouant intelligemment sur un mélange des genres et une position qui dérange, "La Llorona" se révèle être un réel coup de poing duquel on ne ressort pas indemne.
Le film commence alors par le procès fictif d’Enrique Monteverde, un général de la guerre civile maintenant à la retraite, qui a supervisé le génocide à l’encontre de nombreux Mayas de novembre 1960 à décembre 1996, dans son pays. D’abord reconnu coupable, puis acquitté à l’issue d’une procédure judiciaire, Enrique et sa famille n’auront d’autre choix que de s’isoler dans leur maison, tandis que les opposants ne cesseront de manifester jour et nuit à leur porte. Sa femme et sa fille croiront alors qu’il est atteint de démence, étant donné qu’il se mettra à entendre l’esprit d’une pleureuse, la Llorona, tandis que l’arrivée d’Alma, une nouvelle gouvernante (suite au départ de tous les autres), accéléra ces manifestations...
Impossible de ne pas rester insensible face à "La Llorona", qui, s’il passe par le biais d’un responsable d’atrocités, pointe ici du doigt l’ensemble d’un pays qui tourne le dos à son terrible passé, sans reconnaître ses erreurs, ni les juger. Jayro Bustamante fait alors le choix de filmer un huis-clos révélateur, en se focalisant d’une part sur l’épouse de ce dernier, persuadée de son innocence, et d’autant plus suite aux témoignages de survivantes indiennes, qu’elle qualifiera ainsi de prostituées. Sans oublier sa fille, dont l’amour qu’elle éprouve pour son père est jusqu’à présent plus fort que tout, tout en ignorant véritablement ce qu’il a pu faire, elle qui se doit aussi de protéger sa petite-fille. Le cinéaste fait alors revivre ici les fantômes des victimes qui viendront les hanter, que ça soit par leur présence dans la foule, dehors, ou dans leurs cauchemars éveillés ou visions, lesquels viendront ouvrir leurs soupçons, et faire remonter à la surface ce qui ne peut être caché, et enfui à tout jamais, et cela par la présence d’une servante au regard pénétrant, et à l’allure fantomatique. Il est donc question ici d’un drame qui se vit à petite échelle dans une maison, mais qui côtoie la grande échelle, le drame national, et même historique, étant donné qu’il reflète avec une humble pertinence le génocide des Indiens Mayas au Guatemala. Et quelle fantastique idée que de passer par ce scénario pour l’illustrer, étant donné que la manière dont les proches du coupable découvriront la vérité nous retournera autant qu’elle les retournera.
Porté notamment par l’actrice Maria Mercedes Coroy, et première femme Maya à faire récemment la couverture du plus important magazine féminin du pays, avec laquelle il avait déjà tourné pour son premier film "Ixcanul", "Llorona" n’a pas donc peur de toucher au cinéma d’horreur pour nous parler d’horreur. D’ailleurs, la dernière partie du film témoigne d’une ambiance totalement anxiogène où l’esprit des morts prendra sa revanche sur la justice des vivants, elle qui n’a ainsi pas reconnu leur massacre. Extrêmement politique, ce film se sert donc à bon escient des genres pour faire résonner son message, qui se doit être entendu, et qui nous dit notamment que les défenseurs des droits humains sont mis à l’écart au Guatemala, considérés comme des communistes. Sans tomber dans la démonstration, Jayro Bustamante nous prouve qu’il maîtrise son sujet du bout des doigts et sa portée, lequel nous livre ici une œuvre de cinéma profondément originale, intense, habitée, et qui invite l’épouvante à l’ouverture d’esprit, en importe, d’une part, le prix de l’amour et, d’autre part, celui de la culpabilité de la justice d’un pays face à ses devoirs.
On savait déjà toute la capacité de Jayro Bustamante à mettre en scène des histoires desquelles résonne une vérité intrinsèque à ses origines et celle de son pays, et qui fait mal. Avec "La Llorona", le cinéaste conclut sa trilogie en apothéose, avec un film troublant, puissant, absolument résonnant, et qui tente d’exorciser le passé pour avancer. Malin, et s’aventurant sur différents chemins sans jamais se perdre, voilà du cinéma comme on aime en voir, et qui nous poursuit bien après la séance.
Vu au cinéma Caméo des Grignoux