C’est en 1991 que Tony Kushner, dramaturge américain, né en 1956, crée une pièce de théâtre en deux parties, Millenium Approaches (Le millénaire approche) et Perestroika, sous le titre Angels in America : A Gay Fantasia on National Themes (Des Anges en Amérique : une fantaisie gay sur des thèmes nationaux). Elle est adaptée en opéra, mais également en minisérie, en 2003, par Mike Nichols, avec notamment Al Pacino et Meryl Streep. L’oeuvre traite de l’homosexualité et du sida sous l’ère Reagan.
Source des illustrations © Philippe Weissbrodt
Présentation par le théâtre
Angels in America est une pièce ample, dépeignant l’individu dans la tourmente d’un fléau.
Lauréate du prix Pulitzer 1993, la pièce, ancrée dans les années Reagan au temps où l’épidémie de sida fait des ravages, est faite de deux parties : Le millénium approche, qui renvoie à l’imaginaire de l’apocalypse qui touche toutes les fins de siècle, et Perestroïka, qui évoque l’espoir d’une reconquête des libertés, avec en toile de fond l’idéalisme d’une humanité enfin réconciliée.
Dans Le millénium approche, la maladie atteint Prior Walter, visité par les fantômes et les anges. Joe tente de concilier religion, carrière et orientation sexuelle. Roy Cohn (personnage réel – ancien avocat de Trump au service de Reagan) se découvre atteint, obligeant son médecin à mentir sur sa maladie. Les couples se désagrègent, l’ange conservateur prédit le chaos. Dans Perestroïka, de nouveaux liens se créent, parfois improbables, et chacun se reconstruit d’une nouvelle manière. Face au machiavélique et hypocrite avocat, Prior oppose une figure révolutionnaire.« Plus de vie » dit-il à la fin. C’est l’histoire d’une génération, toujours en lien, ô combien, avec notre époque.
Le premier et seul acte !
Philippe Saire, danseur et chorégraphe vaudois, va mettre en scène cette oeuvre, se basant sur la minisérie et la condense en deux heures trente, sans entracte. Elle a été présentée au Théâtre des Martyrs du 6 au 14 décembre 2019. Nous l’avons découverte dans sa dernière représentation dans ce théâtre. ll y en aura d’autres en Europe, ce dont on peut se réjouir tant cette oeuvre apparait ainsi dense et toujours interpellante. Il s’agit certes des années Reagan, mais celles-ci suintent encore aujourd’hui dans une Amérique fondamentalement raciste et homophobe, qui se rêve toujours blanche, protestante et hétérosexuelle.
Nous avons été séduit tant par le fond que la forme. En ramenant le spectacle de six à deux heures trente, Philippe Saire en condense la substantifique moelle pour offrir une oeuvre profondément vertigineuse, interpellante, sensorielle, érotique, sexuée et (donc !) profondément humaine. Bien plus il implique ses comédien·ne·s dans la structuration de l’espace et des décors puisque ce sont ceux-ci qui les modifient au gré de la scénographie en faisant entrer ou sortir les décors au fur et à mesure des besoins de la progression de l’intrigue. Il faut aussi saluer ceux qui sont au service de la machinerie et des effets de scène (fumée, jeux de lumière, vidéoprojection, soufflerie...) mais également celles et ceux qui jouent et, tout particulièrement, ceux qui, comédiens, doivent interpréter des scènes à caractère sexué et sexuel et, notamment, des relations sexuelles simulées, mais quasi explicites. Nous soulevions déjà la difficulté dans notre critique du film Théo et Hugo dans le même bateau où il était aussi question de sida et de relations homosexuelles (même si, pour ce film, il n’y avait pas de simulation, les remarques de fond restent). Il en ressort une oeuvre profondément viscérale, humaine, dont on ne sort pas indemne et cette réalisation est un sans faute, osons-le. On ne peut que regretter que les représentations ne soient pas plus nombreuses. Bravo à toute l’équipe mais aussi au Théâtre des Martyrs.
Angels in America : acte 2 !
Cet acte n’était pas prévu au spectacle et pourtant il nous semble nécessaire de l’ajouter. Il a débuté non sur la scène, mais dans la salle, s’y est déployé et emballé et s’est clôturé, d’une certaine façon, dans les coulisses. Ce que nous allons (ra)conter ici pourra sembler anecdotique, voire trivial. Il nous semble cependant qu’il n’en est rien et qu’il y a ici, en 2019, un écho de choses qui se vivaient en 1980, sous l’ère Reagan, soit donc en consonance avec ce que l’oeuvre voulait et veut dénoncer !
Cela a commencé comme un murmure. Quelques spectateurs jeunes (moins de vingt ans) quittent la salle après quelques minutes de spectacle. Ils seront suivis, une dizaine de minutes plus tard, par cinq ou six spectateurs, toujours aussi jeunes. Enfin, après un bon tiers de la pièce c’est une bonne douzaine de jeunes, assis au premier rang, qui quittent la salle en file indienne. A ce moment-là, sur le plateau, il y avait une scène de sexe gay, torride, quoique simulée. A dire vrai, nous n’avons pas fait immédiatement le lien. Celui-ci semblait si improbable, si incroyable qu’il était intellectuellement et philosophiquement impossible de lier ce qui se passait sur scène et ce mouvement qui naissait dans la salle pour s’exclure et s’exonérer de ce qui était mis en scène. Précision : aucune fille, que des jeunes gens.
C’est après le spectacle que nous avons eu quelques clés de décodage. Ces jeunes participaient à une scolaire. Une activité prévue part leur professeur, probablement pour les aider à réfléchir et penser le sida mais aussi, peut-être la politique. Il s’agissait de leur première découverte du théâtre. Et il faut ici relever une erreur ou une faille : ils semblent n’avoir pas été informés du contenu de l’oeuvre (et en tout cas, s’il en a été question, ne l’ont pas entendu et/ou intégré). Si tel est le cas, et s’agissant de jeunes essentiellement d’origine d’Afrique du Nord, c’est regrettable de ne pas les y avoir préparés.
Toutefois, plus profondément, nous avons découvert combien l’homophobie est encore prégnante dans la société. Entendons ici "masculine" car s’il s’était agi de femmes, gageons que le malaise de ces jeunes gens n’aurait peut-être pas été aussi intense ! A l’heure du MeToo, à l’heure où un juste respect des femmes est attendu de la part des hommes, il faut se souvenir que, très tôt, le jeune mâle est assigné à un rôle et un genre. Tout le corps social l’enferme dans une conception aliénante de la virilité et de la masculinité. Le mâle doit sans cesse prouver qu’il est bien un homme, un vrai, "qui en a", qu’il n’est pas une tapette, ou un pédé, mots qui deviennent l’insulte et l’injure par excellence (voir les travaux de Didier Eribon).
Il faut aussi louer les membres de l’équipe du Théâtre d’avoir dialogué une heure durant avec ces jeunes pour mettre des mots sur ce qu’ils avaient vu, rejeté et condamné. Toutefois, il faut retenir cette leçon : la vision de cette pièce est toujours d’actualité et montre que la "question homosexuelle", rejetée par le maccarthyste Roy Cohn (dans la pièce et dans la réalité) qui cachait son homosexualité et transformait son sida en cancer du foie, est toujours cachée au coeur de nos sociétés machistes.