Synopsis : Une famille de Manhattan hérite d’une maison à Brooklyn, dont le rez-de-chaussée est occupé par la boutique de Leonor, une couturière latino-américaine. Les relations sont d’abord très cordiales, notamment grâce à l’insouciante amitié qui se noue entre Tony et Jake, les enfants des deux foyers. Mais le loyer de la boutique s’avère bien inférieur aux besoins des nouveaux arrivants. Les discussions d’adultes vont bientôt perturber la complicité entre voisins.
Acteurs : Theo Taplitz, Michael Barbieri, Jennifer Ehle, Alfred Molina, Greg Kinnear, Clare Foley, Talia Balsam
"Une jeune fille vit depuis son enfance au bord d’un lac, libre et joyeuse comme une mouette. Mais un homme passe par là, la voit et, par hasard, par désœuvrement, lui prend la vie, comme si elle était une mouette".
Extrait de La Mouette d’Anton Tchekhov (source)
La distribution des films d’Ira Sachs
Il y a plus de douze ans, en 2007, Ira Sachs proposait une comédie dramatique avec, notamment, Pierce Brosnan, Married Life. Un long métrage qui peinait à trouver ses marques, flirtant avec le film noir sans jamais trouver son véritable ancrage. Il succédait à Forty Shades of Blue (2005) que je n’ai jamais vu et qui ne semble pas être sorti en Belgique. Ce fut ensuite Keep the Lights On en 2012, qui n’a pas non plus été distribué en Belgique dans les salles classiques. Et ce n’est que dans le cadre d’une projection au Nova Lors du Festival Pink Screen en novembre 2012 que j’ai pu découvrir ce film excellent. Normal que ce film soit projeté dans ce Festival puisque le réalisateur, juif, est homosexuel et se revendique tel. Son film transpose sa relation avec son amant Bill Clegg. Ce dernier avait publié un livre en 2010, Portrait of an Addict as a Young Man (Portrait d’un fumeur de crack en jeune homme). Il y racontait sa relation avec Ira Sachs, mais, plus encore son addiction au "crack". Le film, en revanche, développe plus cette relation, minée par la consommation de drogue de Bill. On comprend donc que le film soit programmé dans un Festival LGBT. En revanche, il aurait mérité amplement de sortir de ce cadre, car il avait un véritable intérêt cinéphile au-delà de son côté profondément humain et désespéré. Keep the Lights On méritait plus qu’une diffusion restreinte. Ce ne fut pas le cas de Love Is Strange qui a été distribué en Belgique. Une bonne chose, même si j’ai été un peu déçu par le film. Ensuite, Little Men, rebaptisé en France "Brooklyn Village" a failli ne pas être proposé en Belgique. Aussi ai-je profité d’une projection par GDAC au cinéma-Aventure pour le visionner. Entretemps, je suis heureux d’apprendre qu’il sera distribué en Belgique dès le 21 décembre. Et ce film qui a obtenu le Grand Prix à Deauville cette année le mérite amplement.
New-York ou les kids ?
Ce sous-titre est une allusion aux titres du film. Officiellement, c’est Little Men, et en France, Brooklyn Village ce qui entraîne un autre focus sur l’histoire, j’y reviendrai. Il est d’ailleurs intéressant que les titres de "travail" étaient Thank You for Being Honest et The Silent Treatment, alors que l’Argentine propose Por siempre amigos et l’Espagne Verano en Brooklyn. Autant d’accents et de facettes offertes par ce film réalisé par Ira Sachs et coscénarisé par Mauricio Zacharias (tout comme pour les deux précédents). Toutefois, il me semble qu’il faut privilégier l’accent mis sur les jeunes adolescents, Jake Jardine et Tony Calvelli, brillamment interprétés par de jeunes acteurs, respectivement Theo Taplitz (Petit génie aux multiples talents à lire sa fiche IMDB !) et Michael Barbieri (premier long métrage) qui ont vraiment l’âge de leur rôle au moment du tournage.
Ces deux "kids" habitent leurs rôles, le film et donnent une densité et une émotion au film. Leur amitié, tendre et complice a quelque chose de l’insouciance de l’enfance et du pour toujours des adolescents. Ils sont filmés aux antipodes de ce que ferait probablement un Larry Clark. Et bien que le réalisateur soit gay et que le film soit projeté dans le cadre de festivals LGBT, cette thématique n’est pas présente dans ce long-métrage. Certes, Jake est introverti et Tony devra voler à son secours face à des insultes homophobes de la part de condisciples. Sur ce point cependant, il faut retenir le thème de l’injure que j’ai déjà abordé dans ma critique de Sing Street. Si cette amitié adolescente est au coeur du film, il y a aussi le lien des jeunes avec les adultes (parents), évoqué par le réalisateur, lui-même père de deux enfants :
(cliquer pour lire la suite)
Cette importance des adolescents et de leurs relations n’exclut pas l’autre axe majeur du film qui légitime l’accent placé sur Brooklyn, lié à la dynamique du récit qui pose la question de la "gentrification", l’embourgeoisement de quartiers pauvres et populaires qui entraîne le départ des natifs et des habitants parce que l’arrivée de personnes appartenant à la "middle class" entraîne une augmentation des coûts. Le film montre les conflits qui naissent là d’intérêts fondamentalement contradictoires !
Violence, silences et conflits !
Il est un autre élément important dans Little Men, il s’agit de la violence. Non pas de celle que l’on voit dans des films de guerre ou d’action, mais une violence banale, banalisée, quotidienne, celle qui est est derrière les échanges sociaux, familiaux, humains, économiques. Cette violence-là, ces violences n’apparaissent pas comme telles dans ce film qui flirte parfois avec un côté "feel good movie", ce qu’il n’est pas. Certes l’émotion est présente, mais malgré celle-ci, soutenue à certains moments par une bande originale qui soutient le récit sans faire larmoyer, il y a d’autres enjeux. La violence des rapports socio-économiques lorsque l’intérêt d’une soeur et d’un frère qui viennent d’hériter vient bouleverser la vie toute simple d’une couturière qui louait son commerce à prix réduit grâce à la relation quasi filiale qu’elle avait avec son propriétaire. Elle le voyait au quotidien alors que le fils et la fille n’étaient plus venus lui rendre visite depuis des années. Violence des relations entre époux lorsqu’un l’un, vivotant simplement de théâtre quasiment amateur, est tributaire des revenus de sa femme. Violence des jeunes par rapport à d’autres qui sont différents, simplement. Violence du marché, anonyme, qui mine les relations humaines. Violence des adultes sur les jeunes.
Ira Sachs filme cela, l’air de rien, une vie au quotidien, un peu comme le fait Richard Linklater dans Boyhood (mais sur une durée bien plus courte, un été, si l’on s’inspire du titre espagnol !). A tel point qu’il est difficile d’en dire de trop sans trahir le plaisir de la découverte du déploiement du scénario. En cela les acteurs, adultes (dont Alfred Molina qui était un des premiers rôles du film précédent) et adolescents sont véritablement au service du récit. Selon le réalisateur, il n’y pas eu d’improvisation pour les jeunes acteurs, mais une excellente préparation. On se rendra compte, par exemple, de la qualité du jeu de Michael Barbieri grâce à la vidéo en fin d’article.
Enfin, une pièce de théâtre est jouée durant le film, il s’agit de La Mouette d’Anton Tchekhov. J’y ai vu (à tort ?) une mise en abîme de ce qui se passe au coeur même de cette, ces relation(s) entre adultes et enfants et qui vient détruire à jamais quelque chose de fragile et d’innocent, l’air de rien, sans même sans rendre compte. Certes l’enfant doit laisser mourir l’enfant pour que l’adolescent puis l’adulte puissent éclore. Et les derniers plans du film sont là, remarquables d’un deuil à faire, celui d’une innocente amitié qui se rêvait à jamais, mais sera sans lendemain. Ce sera une façon d’être artistes, pour Tony et Jake, l’un et l’autre, mais l’un sans l’autre, chacun ouvert à une liberté créatrice, naissant sur les cendres d’une amitié, la mouette qui se meurt, là d’un vil échange commercial à l’image de ceux qui dominent le monde et en ternissent la poésie...
Pour prolonger la réflexion :
- l’analyse remarquable et approfondie du film par Guillaume Richard en date du 30 septembre 2016, sur le non moins remarquable site RayOn Vert, la revue belge du cinéma en ligne : « Little Men » – Panser les plaies sans détourner le regard.
- Enfin, tout récemment, en date du 21 décembre, voici un lien vers une critique enrichissante d’Hubert Heyrendt, un confrère et ami.
Vidéos
- Bande annonce :
- Une scène avec Michael Barbieri (en VO)...
- Un "questions et réponses" avec le réalisateur et un des acteurs (anglais)