Synopsis : Adapté de la pièce de théâtre éponyme de Jean-Luc Lagarce, le film raconte l’après-midi en famille d’un jeune auteur qui, après 12 ans d’absence, retourne dans son village natal afin d’annoncer aux siens sa mort prochaine. Ce sont les retrouvailles avec le cercle familial où l’on se dit l’amour que l’on se porte à travers les éternelles querelles, et où l’on dit malgré nous les rancoeurs qui parlent au nom du doute et de la solitude.
Acteurs : Nathalie Baye, Gaspard Ulliel, Marion Cotillard, Léa Seydoux, Vincent Cassel.
Grand Prix et Prix du Jury Oecuménique au 69e Festival de Cannes.
Juste la fin du monde est un film que l’on aimera ou détestera avec la même passion (voire la même violence) ! Les critiques sont divisés, y compris ceux qui apprécient Xavier Dolan (ceux qui ne l’aiment pas y retrouveront tout ce qu’ils lui reprochent à raison - ou à tort). Ceux qui l’estiment le compareront aux précédents, essentiellement Mommy voire même Tom à la ferme, qui adapte, lui aussi une pièce de théâtre. Ils trouveront ou trouvent que la barre a été placée si haut, trop haut pour qu’un autre palier soit franchi. Même les plus enthousiastes - y compris parmi les amis critiques que nous apprécions - semblent rebutés par cette adaptation, sa violence, son caractère hystérique, l’absence d’empathie, un aspect too much. Nous entendons et comprenons. Quant à nous, pour une fois, nous irons dans le même sens que le jury cannois. Malgré l’un ou l’autre défaut, nous avons été touché par le film, en plein coeur. L’émotion était là, les larmes aussi. Difficile d’en parler sereinement et à distance. Le nous va donc laisser la place à un je pour aller plus loin et partager ce qui nous a "remué les tripes" ce qu’il y a derrière notre... mon émotion !
(Le texte qui suit est donc une lecture très personnelle et dispensable)
Le JE(U) de Lagarce
Il y a vingt-cinq ans, en 1990, Jean-Luc Lagarce écrivait sa pièce de théâtre Juste la fin du monde. Il meurt cinq ans plus tard du sida. Son "héros", Louis a son âge. C’est lui ? Une pièce en deux parties, avec prologue, intermède et épilogue. Le tout en quatre-vingts pages environ, vingt-trois ou vingt-cinq scènes (si l’on tient compte des prologue et épilogue). Certaines très courtes, d’autres très longues. Des dialogues, voire des monologues, bruts, brutaux, hachés. En lisant la pièce, je (cette critique exceptionnellement écrite à la première personne, n’engage que moi), j’avais envie de la déclamer, de la crier, moi qui avait commencé une formation à l’art dramatique, en cours du soir, au début de mon activité professionnelle. L’an dernier encore, en relisant cette pièce - pour avoir appris le projet de Dolan de la porter à l’écran - je ne pouvais m’empêcher de la porter hors de moi, à haute voix. C’est que je ressentais ce cri dans mes tripes, rappel peut-être d’un vécu (comme on dit) difficile. En même temps, je me disais que cette pièce était impossible à transposer au cinéma tant elle requérait une "théâtralisation". Cette pièce me semblait devoir être jouée et même surjouée pour en faire sortir toute la violence, pour l’éructer en quelque sorte !
LOUIS vient dire...
Dès le début du film, comme de la pièce (les âges ci-après sont ceux donnés à ses personnages par Jean-Luc Lagarce), nous savons pourquoi Louis (34 ans, Gaspard Ulliel) revient parmi les siens, après douze ans d’absence. Sa famille : sa mère (61 ans, Nathalie Baye), sa jeune cadette, Suzanne (23 ans, Léa Seydoux), son frère Antoine (32 ans, Vincent Cassel - et donc, par rapport à cet âge Dolan inverse les rôles de l’ainé et du cadet !) et la femme de celui-ci, Catherine (32 ans, Marion Cotillard), qu’il ne connait pas. Chez sa soeur et sa mère. Celle-ci n’a pas de nom, non pas qu’il ait tué la mère... mais que comme cela, simplement, c’est la pièce, c’est "la mère". Dès le début, nous savons donc ce qu’il a à dire : il va mourir. En somme c’est bien la nouvelle sans aucune surprise, la seule certitude que tout homme, toute femme acquiert en venant au monde : "je vais mourir". Comme l’écrivait le théologien Jacques Pohier, plagiant les Cyniques : "Etre vivant : la seule maladie mortelle incurable". Il ne vient que pour cela, il n’a que cela à leur dire. Bien sûr, on sait, on se rend compte, comme humain, que cette annonce-là est cependant une surprise puisque la mort, cette mort-là vient trop tôt. De quoi, nous ne le savons pas – la pièce n’est pas plus explicite, mais sachant que Louis est gay et qui le met en scène, cette mort sans nom (comme la mère !) nous savons/comprenons/croyons savoir que ce sera le sida. Et l’action se déroulera dans la maison où son frère ainé les aura précédés, avec son épouse. Pas plus que dans la pièce on ne sait comment ou quand "ils" ont été prévenus. La visite de Louis s’inscrit dans une durée, au début, après le prologue et à la fin – la fin dernière aussi d’un oiseau : une pendule à coucou indique et chante l’entrée et la sortie de scène. Cette pendule n’est pas dans la pièce. Son auteur donne cette ligne du temps dans sa présentation : "Cela se passe dans la maison de la Mère et de Suzanne, un dimanche, évidemment, ou bien encore près d’une année entière".
LUI : l’illéité de Louis !
L’illélité est un mot que l’on utilise peu et rares sont les dictionnaires qui le reprennent. Mes professeurs de théologie l’ont employé. C’est une des façons de parler de "Dieu". Avant d’être un vis-à-vis en "vous" ou en "tu", "C"’est un "IL", un "LUI". Pour à la fois parler, dire, ne pas dire et prendre distance, manifester l’altérité. Ainsi, dans cet article de la Revue des études hébraïques et juives Le visage, dans la trace de l’Absent : comme dire/dé-dire le mot « Dieu » [1]. Quand Louis vient, c’est certes Louis. Mais c’est "lui", l’autre, l’étranger (voire l’étrange) qui vient, qui fait irruption, qui bouleverse l’ordre établi et la routine quotidienne. C’est pour lui, Louis, que l’on prépare un repas, que l’on tue en quelque sorte le veau gras. Si c’est de "lui" que l’on parle, c’est parce que l’on sait peu de "lui". Des souvenirs, au mieux de douze ans, sinon rien, pour Catherine. Mais paradoxalement, c’est probablement elle pour qui celui qui arrive est "Louis". En tout cas, ce n’est pas ’lui’, mais ’vous’ ! Et le "vous" est ici à la fois distance et proximité. C’est le vous (de courtoisie et de respect tout à la fois) de la langue qui prend distance par rapport à l’inconnu - que Catherine ne connaît littéralement pas - mais distance qui se veut proche en reconnaissant que derrière l’autre, il n’y a pas un "il" étranger, mais un "tu", un vis-à-vis. Une des tensions du film réside là. C’est celle qui le connait le moins qui se fait la plus proche, en vérité, alors que ceux qui le connaissent ou croient le connaître (en faisant "comme si") seront les plus étrangers, en particulier Antoine.
L’OUIE de Louis !
Louis vient pour parler, pour dire sa fin, la fin ! Il a des mots (maux) à dire. Aux siens il voudrait dire le plus intime, que c’est bientôt, en somme ici et maintenant. Il voudrait ouvrir la bouche pour dire ce qui est à la fois le plus tabou et le plus banal, pour dire sa finitude. Que c’est la fin du film, de la pièce, que "coucou, c’est fini" et le rideau tombe. Et pourtant comme un leitmotiv un impératif sera donné à Louis : "Ecoute, Louis". Frère, soeur, mère ont des choses à dire. Nous savons que lui, Louis à une chose à dire. Nous savons laquelle et le génie de Dolan est de nous faire découvrir l’impuissance de son héros à s’exprimer. Il doit porter, supporter les mots, les conseils, les souvenirs des autres. Entendre, écouter, se taire. Patienter jusqu’au moment favorable. Le temps s’écoule, celui du repas. C’est le temps des conversations pour ne rien dire. Le réalisateur arrive à rendre ici ce que voulait Lagarce (un peu comme dans certaines pièces de Tchekhov). Il ne se passe rien en termes d’action, de dramaturgie. Chacun des acteurs du drame "joue" sa propre pièce, indépendamment des autres. Ils sont stériles et n’ont "rien à dire". Lagarce reconnait volontiers que "c’est décousu". "Il ne se passe rien". C’est "une sorte de succession de textes", "une série de monologues inégaux, mis bout à bout" dira Lagarce [2].
EUX : deux frères
Xavier Dolan arrive à transcrire à l’écran le texte si singulier de Lagarce, si intraduisible, si difficile à mettre en scène, en étant aux commandes du scénario, de la réalisation et aussi du montage. Celui-ci rend à merveille le découpage de la pièce. Juste la fin du monde, c’est aussi "Le fils prodigue", parabole mise dans la bouche de Jésus au chapitre XV de l’évangile attribué à Luc. Il n’y a aucun "titre" dans les évangiles et les textes bibliques en général. Si les exégètes y voient une illustration d’un "père miséricordieux" d’autres lisent (aussi) une parabole "des deux frères". L’un est resté à la maison, l’autre est parti, a tout dépensé et revient. Et l’évangile lui-même témoigne de la rivalité des deux frères ou plutôt de la violence de l’ainé vis-à-vis du cadet. René Girard parlera lui de rivalité mimétique. Louis vient bouleverser un équilibre relationnel, affectif. Nous sommes ici dans un monde sans père. Le père est probablement décédé, en tout cas absent. Antoine est présenté comme frère et non comme père (nous ne savons pas s’il a des enfants). Louis est annoncé comme "non-père" même si Catherine va tenter maladroitement de récupérer des mots qu’elle n’aurait pas du dire (du style et de mémoire : "toi, évidemment, tu n’en as pas !"). L’arrivée de Louis va déchainer des accès de violence de la part de son frère (à l’image de celui de l’Evangile). Comme si celui-là avait profité de la vie, dilapidé ses biens comme célibataire sans engagements à prendre et à tenir. Sans responsabilité. Il y a là, me semble-t-il, une des premières causes de la "haine" et à tout le moins de la violence verbale, presque physique parfois, d’Antoine. Il me semble que celle-ci pourrait être due aussi au statut d’intellectuel-artiste de Louis, comme si l’on y associait dilettantisme et manque de responsabilité.
Filmer ce qui ne peut être dit
Chacun est enfermé dans son échec à (se) communiquer. Soit parce qu’il ne peut dire ce qu’il à dire, soit parce qu’il n’(y) a rien à dire. C’est toute l’importance des mots qui ne veulent rien dire, qui "meublent" le vide des conversations. Ces mots-là qui sont ceux échangés (ou pas) entre les deux frères dans la scène 11, la dernière de la première partie de la pièce, que Xavier Dolan transpose dans une voiture. C’est tout l’art de Dolan, d’avoir transcrit à l’image ces paroles vides et ces silences, d’avoir rempli ceux-ci parfois (au risque du trop-plein) par sa bande musicale. Ce sont en particulier les gros plans sur les visages, notamment ceux qui se taisent et il faut ici mettre en avant le jeu des acteurs, notamment Vincent Cassel et surtout le très remarquable et... très juste... Gaspard Ulliel ! Xavier Dolan arrive à dépasser les contraintes de l’espace théâtral, ajoutant des séquences souvenirs, sortant parfois de la maison sans cependant perdre la densité permise par le huis clos de la pièce [3].
Jean-Pierre Sarrazac, dans sa présentation de la pièce écrit : "Le rassemblement des paroles éparses de Suzanne, de la Mère, d’Antoine et de Catherine, leur lieu géométrique n’est autre que la conscience de Louis, personnage-rhapsodie qui s’impose comme le narrateur et le témoin de sa propre épopée intime de Fils prodigue. En ce sens, Louis est sinon, le porte-parole de l’auteur – au sens d’auctoritas – du moins celui sous la figure duquel la petite réunion dominicale, désespérément quotidienne et ordinaire, accède au souffle, à la puissance de l’oralité pour s’organiser en un véritable mythe contemporain de la vie familiale. Et cette transmutation ne peut s’opérer que grâce au socle autobiographique de la pièce."
Peut-être bien que si Juste la fin du monde m’a touché à ce point, suscitant autant d’émotions, c’est parce que ce film "dit" quelque chose d’indicible, certes quelque chose (de Lagarce), de Dolan... mais aussi, possiblement, de moi, comme ainé (du moins me référant à la pièce de Lagarce), avec une soeur et un frère, "pré-décédé", comme on dit !