Synopsis : Pier Ulmann vivote à Paris, entre chantiers et larcins qu’il commet pour le compte de Rachid, sa seule "famille". Son histoire le rattrape le jour où son père est retrouvé mort dans la rue, après une longue déchéance. Bête noire d’une riche famille de diamantaires basée à Anvers, il ne lui laisse rien, à part l’histoire de son bannissement par les Ulmann et une soif amère de vengeance.
Sur l’invitation de son cousin Gabi, Pier se rend à Anvers pour rénover les bureaux de la prestigieuse firme Ulmann. La consigne de Rachid est simple : « Tu vas là-bas pour voir, et pour prendre. » Mais un diamant a beaucoup de facettes…
Acteurs : Niels Schneider, August Diehl, Hans Peter Cloos
Diamant noir a obtenu le Prix du jury 2016 lors du 8ème festival international du film policier de Beaune le 2 avril 2016.
Les contraintes du Tax Shelter
Diamant noir n’aurait pas dû être son nom ! C’est qu’à l’origine le film devait se dérouler en Suisse sur fond d’horlogerie de luxe. Les aléas de la production d’un film, de la recherche de fonds liée au phénomène Tax Shelter qui obligent quasiment à tourner dans des lieux liés au pays, à la région et/ou à la ville qui co-finance(nt) ou aide(nt) la réalisation du film. Anvers sera donc occasion d’intégrer - outre la ville elle-même - un quartier diamantaire, le diamant lui-même et une des légendes sur l’origine de la ville (même si pour ce choix, il y a une large part de hasard, cf. infra). Ajoutons aussi le choix (obligé ?) d’acteurs du terroir, connus ou pas. Au final toutes ces contraintes ne nuisent pas au film, bien au contraire.
L’oeil du film
Le film s’ouvre sur une dédicace en exergue, en mémoire d’Abdel Hafed Benotman. Ce romancier, acteur (un peu) et cambrioleur (beaucoup) est décédé après le tournage du film en février 2015, à l’âge de 54 ans. Il joue (donc ?) ici dans Diamant noir le rôle d’un cambrioleur, mentor, commanditaire et probablement père de substitution de Pier Ulmann.
Cet in memoriam ne doit pas occulter le reste du film qui commence justement par une occultation du réel ou du monde. C’est sur un immense oeil fermé que s’ouvre Diamant noir, occupant la totalité de l’écran. Et avant que cet oeil ne s’ouvre, nous verrons deux jeunes gens dans ce que l’on découvrira être un atelier de taille de diamants. Ensuite l’oeil s’ouvre pour revenir à l’atelier où le jeune homme qui travaille sur une machine à les doigts de la main gauche arrachés par celle-ci sous le regard impassible de l’autre jeune, debout à sa gauche. Le cinquième plan revient sur l’oeil inaugural qui verse une larme. On pourrait penser à Un chien andalou, mais dans celui-ci l’oeil n’arrive qu’au dixième plan et surtout au douzième... et il n’occupe pas tout l’écran comme ici. Dans le cas du film d’Arthur Harari (dont le chef opérateur est Tom, son frère ainé) cet oeil fermé nous a paru une invitation à une réflexion intérieure. Quel est le regard de Pier ? Comment voit-il son passé ? Est-ce ici souvenir ou construction fantasmatique ? C’est que deux éléments du film ouvrent la piste à une lecture plus symbolique ou psychologique. Nous y reviendrons.
Le regard, cela concerne le cinéma et donc la lumière et en faisant des diamants un des éléments de son intrigue (au risque parfois de verser dans un aspect presque trop documentaire) il joue sur celle-ci. C’est à un point tel que le regard, l’oeil, et le diamant reviennent en leitmotiv durant tout le film : qu’il s’agisse de fusionner un oeil avec le tour destiné à tailler les diamants ou avec le diamant lui-même, au risque de paraître trop insistant et d’en faire trop. Laissons cependant le bénéfice du doute à ce jeune acteur qui passe de l’autre côté de la caméra pour son premier long métrage.
Variation sur Hamlet
Après les plans inauguraux, le film nous fait découvrir le milieu de vie de Pier (Niels Schneider), ouvrier de chantier, condamné à commettre de petits cambriolages avec Kevin (Guillaume Verdier) sous la direction de Rachid (Hafed Benotman). C’est l’annonce du décès du père qui va amener le jeune Pier a réfléchir sur son passé, sur le rapport à son géniteur et surtout à sa famille et à envisager une vengeance. Celle-ci fait alors passer le film dans un mode shakespearien, en nous offrant une variation sur Hamlet, l’histoire d’un jeune homme qui veut venger son père en détruisant sa famille. Sur le conseil de Rachid, la vengeance ne sera pas de sang, mais financière en touchant ce milieu familial juif anversois en son coeur symbolique, l’argent et ici les diamants.
Cette partie du film est très réussie, jouant sur l’ambiguïté des uns et des autres et en particulier sur la personnalité trouble et troublante de Pier que le jeune Niels Schneider réussit à rendre de mains de maître. C’est d’ailleurs son interprétation qui transcende le film qu’il porte vraiment sur ses épaules en en faisant oublier quelques faiblesses. Ainsi, le film prend parfois un aspect trop documentaire pour ce qui a trait aux diamants et à leur taille ; la partie cambriolage manque de crédibilité et ne tient pas vraiment la route. En revanche, l’ambiguïté des relations familiales, les tensions entre les uns et les autres sont bien rendues dans cette variation moderne sur Hamlet. La cruauté suprême étant, à notre estime, le fait que la trahison voire la forfaiture d’Hamlet ne soit pas reconnue par celui-là même dont il veut se venger ! Revêtu des plumes du paon qu’il n’est pas, il ne pourra que s’en aller, mais où, pourquoi, comment et pour qui : "Je voudrais partir !".
Un film (sur l’) imaginaire ?
Plutôt qu’un film "noir" comme le décrit le réalisateur sur le site du Festival d’Angers nous tenterions d’autres pistes.
Imaginaire ? Réfléchi ? Cinéma : vrai/faux ? Qu’est-ce que le réel ? L’oeil fermé, les références aux diamants, à la réflexion de la lumière et de son point de fuite (et d’origine) nous ont amené à une lecture symbolique du film. Est-ce que tout ou partie du film ne se passe pas dans l’imagination de Pier ? Deux éléments viennent troubler le rapport avec le réel ou la "vérité". Ainsi dans le quatrième plan du film, nous découvrons clairement que les doigts de la main de celui que l’on apprendra être le père de Pier sont arrachés. Plus tard lorsque le fils va auprès du corps de son père, passant devant "sa" famille sans la regarder, il sort le bras gauche du cercueil pour montrer le "manque" (qu’il impute à son oncle qui était inactif à ses côtés, mais plus essentiellement à sa famille qui lui imposait un rythme de travail forcené). Et là une immense différence : c’est un moignon que nous découvrons : c’est ici toute la main qui manque et non les doigts.
Ensuite, plus loin, lors du séjour en famille à Anvers, il nous est donné à voir quelque chose qui cloche. A un moment donné, la nuit, Gabi (August Diehl), le cousin de Pier, a une crise d’épilepsie alors qu’il était avec son épouse dans leur chambre à coucher. Le réalisateur nous fait découvrir la nudité de Gabi et celle de sa femme. S’agissant de Gabi, il manque quelque chose pour être dans le réel, ou plutôt il y a quelque chose... de trop, ce qui distingue un goy, un "Gentil", d’un Juif. Et comme le réalisateur fait choix de la nudité intégrale — qu’il aurait pu éviter s’il voulait un acteur avec sa judéité inscrite dans sa chair — difficile de faire passer ce plan pour un détail, s’agissant de quelque chose qui est une inscription fondamentale de la judéité dans le corps masculin. Or Gabi est Juif et revendique d’ailleurs sa judéité par rapport à l’indien Vijay Sha Gopal (Raghunath Manet). Y aurait-il donc un décalage entre réel et imaginaire ? L’oeil de départ est fermé. Tout se passerait-il dans la tête de Pier, comme la lumière qui est piégée entre les facettes d’un diamant et ne peut en sortir que modifiée...?
Une main hasardeuse !
Pour le réalisateur (à qui l’on doit notamment la saison 2 de la série Ainsi soient-ils - voir fiche du réalisateur), ce n’est pas Anvers qui dicte le choix de la main coupée. Précisons que l’étymologie dont il est question ci-après est largement incertaine et n’est pas la plus sûre. A propos d’Anvers, de la main et de son intégration dans son film, Arthur Harari précise (dans le dossier presse) que « c’est un hasard complètement dingue. Mon coscénariste Vincent Poymiro se souvenait que dans sa belle-famille, un type avait perdu son bras dans la briqueterie familiale et que, suite à cet accident, il s’était mis à détester sa famille et que son fils avait hérité de sa haine. Nous cherchions quelle pouvait être la souffrance originelle du père, transmise à son fils, et nous avons eu l’idée de la mutilation de la main. Ce n’est que sur place que nous avons découvert la légende de la fondation d’Anvers. Sur les bords de l’Escaut, le géant Druoon Antigoon exigeait un droit de passage et tranchait la main des mauvais payeurs. Le soldat romain Silvius Brabo tua le géant, trancha sa main et la jeta dans le fleuve. Cette main devint l’île sur laquelle fut construit le premier château d’Antwerpen, nom qui signifierait « jeter la main » (hand werpen).
Le mythe fondateur d’Anvers est donc une histoire de réparation, d’injustice réparée… Et quand on regarde la statue de Silvius Brabo sur la Grande Place d’Anvers, le visage du héros ressemble de manière troublante à celui de Niels Schneider ! ».
NB : N’hésitez pas à lire l’article de mon confrère Fred Arends sur le site de Cinergie.be